Gare à toi

Je devais le faire.

Prendre une valise, la remplir de mots fantasmés comme ‘tout quitter’, ‘ne jamais revenir’, ‘apprendre à respirer’, ‘ne plus jamais me réveiller devant ou derrière ton visage’, ‘petit à petit oublier le bruit de ton dentier se plantant dans ta biscotte matinale et la confiture de cerise qui remonte mollement sur tes gencives’, ‘ne plus dépendre de ton mauvais vouloir’, ‘s’éloigner de la continuelle culpabilité’, ‘laisser derrière soi le poids de ta présence’, ‘ne plus me brûler les parois du nez à force de les badigeonner à l’eau de Cologne pour ne plus sentir l’odeur de ta peau qui imprégnait l’appartement’, ‘ne plus contempler ta peau se dessécher et de plus en plus te ressembler’, ‘effacer de ma mémoire chacune de tes robes et de tes kilos gagnés’.

Mais bon sang, lequel de ces trains est le bon ?

Oh, ce n’est pas que je ne sais où aller, non, non, je vais là où tu détesterais être.

Là où tu disais, dans un de tes rires gras, comme pour me punir, que je n’irais jamais.

Là où le vent.

Là où la pluie.

Là où le ciel bat la terre.

Mais comment savoir quand il faut monter ?

Comment savoir quand on ne sait pas lire, quand le son ne nous parvient pas et que l’on n’a pas vraiment appris à demander ?

Ces dysfacultés qui ont permis à ces années auprès de toi d’être sous l’insupportable sont aussi celles qui empêchaient mon départ. Tu m’avais choisi pour cela. Tu me tenais. Tu as tissé sans finesse une dépendance sans éclat. Tacite de fait. Érigée en règle.

Au fond, je brandissais des menaces de meurtre, de suicide, de départ mais les menaces sourdes ne mettent personne en garde. Elles ne font que tournoyer.

Un matin, tu as sans doute légèrement baissé la garde, tu m’a montré un article. C’était pour te moquer, pour le plaisir d’un sarcasme de plus. Tu m’as lu le titre « Visiter la Bretagne ». J’ai regardé la page, l’image dessous, les caractères arrondis dessus. Le magazine était jaune. J’ai tout retenu, tout observé alors que s’amplifiait ton rire poisseux de méchanceté.

Le jour où tu m’as envoyé au container jeter les papiers, j’ai retrouvé la page. Découpée, elle est restée, des mois, soumise en six, au fond de ma poche.

Quand les pliures, à force de se déployer et de se cacher, ont été sur le point de lâcher, je me suis rendu à la gare, tout à coté. J’ai tendu l’article au guichetier. Il a souri. Il a un peu regardé sa télévision bleue puis, comme j’attendais toujours, il m’a tendu un rectangle, bleu lui-aussi, mais bien plus pâle. J’en ai tendu d’autre d’argent. Il m’a rendu des ronds. Tout avait l’air normal pour lui alors j’ai souri pour faire comme si ça l’était pour moi aussi.

Trop occupée à vociférer au téléphone, tu ne m’as vu ni rentrer ni ressortir. Je t’ai observé un temps, le silence de tes cris étaient presque beaux d’être les derniers.

J’ai pris la valise. On ne se rend pas compte mais c’est plutôt vite fait, une valise de non-dits, de soulagements, de ‘plus jamais’ et de ‘dorénavants’.

Alors oui, c’est vrai, je ne sais pas dans quel train je dois monter, ni quand je devrais descendre.

Mais qu’importe, nous sommes mercredi.

Le quai de gare sent bon l’agitation.

La sueur de celles qui ne sont pas toi est douce et sucrée.

Je ne m’appelle pas mais ma valise est pleine.

Et aujourd’hui, j’ai mis une menace muette à exécution.

2011 – [Photographies : Delphine Navez]