avant le calme

“Oui, je suis hors de moi. Oui. Oui. Une fois de plus. Oui… »

Tu sais, cette nuit, je me suis relevée. J’ai pris la voiture. J’ai roulé. Roulé. Roulé jusqu’à ce que le soleil se lève. Je suis rentrée. Une douche. Une jupe. Des bas. Un peu de rouge sur les lèvres. Tu t’es levé. Tu m’as dit bonjour. Exactement comme hier. Exactement comme tous les jours, les semaines, les mois, les années qui ont précédé.

Tu ne t’es rendu compte de rien.
Tu m’as même trouvée reposée. Ça m’a donné envie de pleurer.
Toute la journée j’ai cherché à te parler. Tu es toujours si occupé.

Mais maintenant, maintenant que la nuit est revenue, maintenant que nous sommes dans la voiture…

Maintenant…

Oui maintenant…

Est-ce que tu vois ce ciel?
Ce ciel qui voudrait tellement partager son bleu et nous qui ne sommes même plus capables de lui en être reconnaissants.

Tu m’écoutes, dis?

Voilà.
Je sais.
Je crie.
Mais si tu savais comme ça crie. Là. À l’intérieur.
Parler est douloureux.
Ce que je vais te dire est douloureux.
Mais continuer à me taire l’est devenu plus encore.

Ne vois-tu pas ?

Dans ce que je voudrais te dire, il y aurait des mots comme mensonges, égoïsme, pourquoi, comment, outrage, violence, manque, formalité, peurs, sexes, somnolence, chagrin, rage, gouffre, béance, arbre.
Ces mots seraient les sujets de verbes comme échouer, faucher, accumuler, accaparer, vider, trouver, quitter, serrer, percuter.
Pour bien me faire comprendre, j’ajouterais sans doute quelques adjectifs, tels que sec, impensable, opaque, immobile, dévolu, invisible, futile, infranchissable. je terminerais par “de plein fouet”. Juste pour voir ce qu’il reste de nous.

Et ton foutu silence. Tu crois qu’il m’aide ton silence?
Dis quelque chose!
Parle !  Réagis ! Parle ! Parle !….. Tu m’entends dis ?….   Mais….

Mais… tu dors…je………
tu…dors….
il…il..dort…
et depuis quand il dort ?

…..
Il…Je…

J’ai essayé de lui parler.
Il s’est endormi.
Dans l’obscurité de la voiture, j’ai pris son silence pour du mutisme.
Je regardais la route, mes pensées se bousculaient.
Comme la pluie sur le pare-brise.

J’espérais qu’il réalise, qu’il me regarde, qu’il me caresse le visage du dos de la main, qu’il me fasse une promesse, n’importe laquelle pourvu qu’elle m’illusionne.

Et lui.

Lui.

Il s’est endormi.

Il s’est endormi alors que l’irréparable est sur le point de se produire.

Je me suis arrêtée sur le bord de la route.
Je l’ai regardé dormir.
J’aimais ça, au début, le regarder dormir.
Mon regard. Sa peau.
Mon regard. Ses bras repliés.
Mon regard. Son sourire.
Mon regard. Sa beauté.
Mon regard. Mon amour. Mon désir. Son souffle.

Quand la médiocrité s’est-elle insinuée entre nous?

Je murmure : “Mon amour si tu voyais comme c’est beau. Toi qui aimais tant le bleu, je suis heureuse de te l’offrir en linceul…”

Je mets le moteur en marche.
J’introduis cet air d’opéra que tu aimais tant et dont je n’ai jamais pu, à ton manifeste désespoir, retenir le nom.
Je défais ta ceinture avec délicatesse. Je ne voudrais pas te réveiller. Pas maintenant. Non. Plus maintenant.
Je frôle ta nuque. le désir est toujours là.
Intacte.
C’est la seule chose que nous avons su préserver.
Je m’élance. Le paysage défile. De plus en plus vite. Comment choisir le bon. Il faut qu’il soit large et solide. Celui-là. Oui celui-là. 
Tu te réveilles, une fraction de seconde seulement avant l’impact.

Tu sembles surpris.

Pourtant, si tu ne t’étais pas endormi, tu aurais entendu, dans le désordre, ces mots : percuter un arbre de plein fouet juste pour voir ce qu’il reste de nous.

Photographies : © Delphine Navez