1978 – 2014 – 4120 – 8791

Je me suis toujours demandée ce que, et si.
Le si est devant moi. Tu es devant moi. Le ce que reste à inventer.

Quelqu’un peut-il me dire de combien de temps je dispose ? Je voudrais griffonner, préparer, composer. Je voudrais choisir, peser, ne pas risquer. Je voudrais prévenir, enrober, guérir. Je voudrais te dire de crier. Crie ! Hurle donc ! Hurle je te dis ! Et arrête de tout accepter. Cesse cette docilité. Laisse-moi te composer au son des « je voudrais ». Je voudrais. Je voudrais tant. 
Tant que tu ne deviennes jamais. Jamais et jamais moi.

Mais tout m’empêche de penser à toi. Je ne suis que moi. Les odeurs, les sons, les textures, les peaux, les uniformes, les couloirs, les câbles qui serpentent entre les dalles du faux plafond. Je ne suis que moi. Moi minuscule. Moi maigrichonne. Ah non, ça, c’est toi. Je ne suis que moi face au géant qui s’appelle Petit, son badge, ses titres, son déjà vu, son assurance et sa réassurance sans fin.

Est-ce possible un souvenir si vif, un souvenir qui incise ? Est-ce possible d’être de la sorte privée d’oubli ? Je te regarde. Je n’ai rien oublié. Rien ne semble même altéré. Tout à nu. Tout.

Il faut que je me recentre, que je te dise ce que tu dois faire, ce que tu dois dire. Je devrais pouvoir t’éviter la douleur crue. La table. Les mains. Les jambes. Les instruments. Moi je sais. Je sais ce qu’il y a. Je sais ce que l’on ne te dira que dans 12 ans. Je sais les années à se tordre. Les années de honte. Les années à se couper de soi. Les années à s’éloigner et l’impossibilité de se revenir. Oui. T’éviter cela. Je dois.

Par où commencer. Toi tu ne parles pas. Ça n’aide pas. Oui évidemment. Bon bein, faudrait sans doute te dire que bein moi non plus. Ou plutôt que toi non plus, même plus tard, tu ne parleras pas. Je m’emberlificote déjà. Non, ne pas commencer par là. Te prendre la main ? Non. La mère est là pour ça. On a vu ce que ça a donné.

Je voudrais tant. Tant que tu ne deviennes pas moi. Je répète ma litanie. Je voudrais. Je voudrais tant. Mais les mots restent sans voix. Tu reviens dans la chambre que quelqu’un a voulue jaune. Dans une heure, on reviendra te chercher pour d’autres examens. Nul besoin de les prédire inoubliables. Je peux te raconter la sonde entrer en toi. Une fois de plus. Mais encore un peu plus loin. Encore un peu plus profondément. L’acier triturer en toi, le géant soupirer, le retour à la maison, la mine dépitée des parents : « On finira bien par trouver ce qui ne va pas chez elle » et ton sourire que rien n’effacera, jamais.

Je continue à vouloir au conditionnel. En boucle. D’avant en arrière comme lorsque je..

..lorsque tu voulais chasser la douleur.

Je dis je voudrais mais au fond, je ne sais plus ce que je voudrais. Faire taire ton silence, faire taire ton souvenir, étouffer comme nous l’avons toujours fait. Finalement, nous ne connaissons rien d’autre. Ce n’est peut-être pas si mal. Le silence nous va plutôt bien. Nous serons appréciées pour cela. On nous dira reposantes. On nous dira douces. Souveraines sous la carapace. Opaques de transparence.
Tiens, voilà le géant.
Il lui faut inspecter tes entrailles.
Va.
Va.
Va goûter à la souffrance légale.
Va et deviens nous.

Photographie © Anne Hérion

Texte écrit lors d’un atelier d’écriture de Isabelle Baldacchino « Les vendredis vagabonds ».