Je ne bouge pas.
Il me dit : “Oui, comme ça, ne bouge plus”.
Alors je ne bouge plus.
Je ne bouge pas.
Le peintre est assis, silencieux devant moi.
Il me regarde. Il ne me voit pas.
Je sens pourtant sur moi, un regard appuyé.
Ce regard c’est le tien.
Je suis là pour toi.

Le peintre est là pour toi.
Les traits se dessinent pour toi.
La lenteur de cette construction, proche de la déconstruction te plairait.
Elle est minutieuse et non systématique.
Le pinceau longe une courbe en prenant son temps.
Lorsqu’il arrive dans mes cheveux, le pinceau se gorge de Chine et d’encre. Il s’agite. Sa frénésie est contrôlée.
Je ferme un instant les yeux et ce sont tes mains qui apparaissent.
De l’index, tu longes ma jambe en partant de ma cheville.
Il remonte doucement vers le galbe de la cuisse, en s’attardant un peu, ici et là où la peau est plus fine, plus jeune.

Là où la peau semble comme neuve.

Est-il besoin d’imaginer un décor ? 
Non. 
Ta présence suffit.
Tu redescends et lentement délaces mes chaussures.
À chaque fois, un hommage.
Une chambre au sommet d’un arbre.
Un village qui s’anagramme SeMtir.
Et tes mains qui ôtent. Ôtent le cuir. Ôtent le nylon. 
Le coton, lui, est déjà loin.

Je goûte, pour la première fois, la saveur d’un adverbe : minutieusement.
J’ouvre les yeux, le peintre ne me regarde pas.
Il me regarde sur le papier, il rectifie, corrige, tourne la tête vers la gauche, prends du recul, rectifie encore.
Ma main est engourdie. Ce n’est pas grave car le mot « engourdie » sera joli, une fois écrit.

Au bout d’un moment, il dépose son pinceau, prend le carton à deux mains et le retourne pour partager son ébauche.
Je suis surprise de me reconnaître.

Quel est le trait qui fait qu’au premier coup d’œil, c’est moi ? Ce carré arrondi que délimite ma mâchoire ?
Cette pudeur qui voile mon regard où cette crinière qui m’épouse et te caresse ?

Il me dit “tu peux bouger à présent, on va essayer autre chose”. Il en profite pour changer d’atmosphère musicale, se faire un jus de citron pétillant, m’en proposer un.

Je me lève. La chaise s’impose à moi.
Je l’enfourche. Le peintre est derrière moi.
 « Comme ça ? ».
Il ne répond pas, je range un peu ma chevelure.
 Il reste silencieux. 
En cela et uniquement en cela, vous vous ressemblez.

Je me cambre légèrement, monte une épaule, me retourne et dis « comme ça ? ».
J’entends « Hmmm, ne bouge plus ».
À l’intérieur je souris, mon imagination est sur le départ, cinq, quatre, trois, deux…

C’est la nuit déjà. 
Je suis affairée. Mon bureau reçoit mes mots. 
Toi tu es dans le divan rouge. Tu m’observes. Je le sais. J’aime ça.
 Je reste droite, je ne m’affale pas pour que tes yeux longent plus aisément mes reins et m’offrent ce frisson que toi seul.
Toi seul.

Toi seul.
Mon désir. 
Mon corps qui s’offre et s’ouvre.
Toi seul.
 Mon envie.
 Ma coquetterie du dehors. 
Et l’autre. 
Celle du dessous.

Toi seul.
 Mon plaisir
.

Toi seul. 
Ma peur. Les ombres. 
Mes lèvres qui se pincent. 
Mon corps qui se rétracte.

Toi seul.
 Mon attente.
 Et la colère qui s’y cache parfois.

Toi seul.
 Ma gestuelle.
 Et l’espérance que jamais tu ne t’y habitues. 
Et l’espérance que cela reste une ivresse.

Je lui demande s’il accepterait de me dessiner endormie.
Dans une ville en fin d’alphabet, tu m’avais avoué me regarder dormir. Tout est parti de là. Tout est parti de l’intensité de cette nuit-là. Je voulais t’offrir cela. Une esquisse abandonnée aux songes et aux souvenirs. Le peintre n’est pas contre. J’enfile une nuisette noire. Celle que nous aimons toi et moi. Je retire les bas, les jarretelles. 

Je retire l’accessoire. 
Je m’allonge, essentielle.

Sur le lit blanc, je me désarticule comme lorsque je dors. Un genou là, une main ici et mon visage qui se tend à l’opposé de mon corps.
J’entends le “Oui, comme ça, ne bouge plus”.

Alors je ne bouge plus et mes pensées prennent le relais.
Je m’endors légèrement. Un demi sommeil, un demi rêve. Nous sommes dans un hôtel blanc. Tu as envie de prendre l’air. Tu sors faire quelques pas. Moi, j’ai plutôt envie de lire.
Un peu plus tard, tu reviens et je suis endormie entre les pages de “L’homme qui penche”. Tu t’approches et retires délicatement le livre de mes mains pour ne pas me réveiller.
Tu approches un fauteuil du lit. L’épaisse moquette olive te permet de le faire sans bruit.
Tu offres ton dos capricieux à ses bras de velours fatigués et m’observes un long moment.
Peut-être même un moment long.

Ensuite, tu te rapproches. Tu es a présent assis au bord. Tu me murmures ces mots que tu ne me diras jamais, ces mots que tu ne pensais jamais dire. Ces mots que tu oses parce tu sais que je n’entends pas. Ces mots qui, tu l’espères, se poseront au fond, et apaiseront du simple fait d’avoir été une nuit énoncés.

Ces mots tu voudrais ne pas devoir me les dire. Ces mots tu voudrais que je les sente. Que je les respire sur ta peau, que je les devine dans tes sourires, que je les goûte dans tes soupirs, que je les entende dans tes silences, que je les vois jaillir de tes regards, que je les perçoive lorsque je glisse le long de tes cheveux, que je les apprenne dans ta présence, que je n’en doute pas en ton absence.

Ces mots, tu voudrais ne pas devoir les dire.
Ces mots tu ne comprends pas qu’ils puissent être clamés. Réclamés.
Mais ce soir, je me suis endormie, et ces mots, tu me les murmures pour.

Qu’ils se gravent.

Qu’ils me légèrent.

À jamais.
À toujours.

J’entends “Ne bouge pas”.

Qui a parlé?

Le peintre ? 
Appartement. Jus de citron. Chat « il ». Chat « elle ». Soleil brûlant. Milieu d’après-midi. 
Goldmund au piano.

Toi ? 
Hôtel blanc. Bruit de la nuit. Son étouffé d’une télévision à l’étage supérieur. 
Ta respiration et la mienne qui doucement se synchronisent.

Mais je ne bouge pas. Je reste-là.
Cela fausserait son dessin.
Cela bousculerait ton dessein.
Je ne bouge pas.
Tu me regardes.
À travers lui. À travers mon rêve. À travers tes grands yeux.

Je ne bouge pas.
Je ne bouge pas.
Je ne sais combien de temps je vais pouvoir.
Comment dit-on… Tenir ?

Mais pour l’instant, je ne bouge pas.
Je ne bouge pas. 
Pour lui.
 Je ne bouge pas.

Pour toi.
Je ne bouge pas.

Un jour. 
Un jour.
Un jour.

[Encres de chine (et séance gravée) © Gilles Vranckx]